Élucubrations
« Même si ma vue est aussi vaste que le ciel, mes actions et mon respect pour la loi de cause et d’effet sont aussi fins que des grains de farine. » (Padmasambhava)
Il pourrait sembler que celui qui a réalisé l’absolu, reconnu que sa vraie nature est la conscience, et que la personne séparée qui pensait avoir un libre arbitre n’existe pas, puisse faire ce qu’il veut et n’ait plus besoin de se soucier des responsabilités et devoirs du monde phénoménal. Puisque celui-ci n’est qu’une création éphémère de la conscience, c’est à elle d’en gérer les contingences.
Ce n’est pas le cas, bien au contraire, comme Padmasambhava le rappelle à ceux qui croient être éveillés et s’imaginent pouvoir vivre dans la réalité absolue, le nirvana, sans se préoccuper des vicissitudes du samsara*, le monde relatif.
Car ces deux mondes sont inséparables : l’un n’exclut pas l’autre ; ils sont la même réalité, la conscience, tantôt sous sa forme manifestée, tantôt sous sa forme non manifestée. Et l’éveil est la réalisation de l’unité du samsara et du nirvana, qui ne sont que deux perceptions, deux visions d’une réalité unique.
Deux réalités : la créativité de Shiva, qui se manifeste soit comme le non-manifesté, la toute potentialité, soit le monde manifesté, les objets, l’univers ; et la conscience de soi, Shakti, le sujet conscient qui perçoit le monde et ses objets. L’union des deux est la perception, où le percipient est le perçu (« vous êtes le monde » de Krishnamurti).
Samsara et nirvana seraient les deux réalités de Shiva, la vacuité et la manifestation, l’océan et les vagues. Et Shakti serait la conscience de ces deux réalités, mais qui est aussi une expression de Shiva, dans une autre dimension. Samsara et nirvana sont dans la conscience, ils n’existent pas en dehors d’elle. Mais est-ce que la conscience existe si elle n’est pas consciente de quelque chose ? Est-elle consciente d’elle-même ? C’est ce que semblent nier Mooji* et les adeptes de la non-dualité.
Il y aurait une dualité samsara/nirvana, vacuité/manifestation, puis une dualité sujet/objet, connaisseur/connu, puis une dualité lumière/conscience, Shiva/Shakti. Chaque dualité n’étant qu’une perception, ou expression, duelle d’une unité, comme les deux faces d’une pièce, ou la dualité onde/particule. La dualité est une expression de l’unité. Ce qui est fondamentalement est l’unité. C’est cela notre vraie nature, ce qui est immuable, permanent, silencieux et paisible. Mais qui s’exprime, à l’intérieur d’elle-même, par le changement, le mouvement, le bruit et l’agitation, sans en être affectée. Les vagues sont perçues, mais la profondeur immuable de l’océan aussi. Les premières ne doivent pas nous distraire, et nous faire perdre de vue la seconde. C’est notre vrai refuge.
Qui perçoit l’océan, demandera Mooji ? La perception est encore une activité, elle appartient aux vagues. L’océan est, il n’est pas perçu, car il n’est pas un objet, il n’est pas non plus le sujet. Il est indescriptible, indicible, illimité, et donc sans qualités, car une qualité est encore une limitation. Peut-on alors dire qu’il est conscient, ou conscience ? Comme disent les bouddhistes, la conscience est encore une agitation, et aussi une dualité. La paix du nirvana est au-delà de la conscience, peut-on encore dire qu’elle est, car elle serait encore une entité, atta. Tant qu’il y a le sens d’exister, d’un « je suis », ce n’est pas vraiment le nirvana. C’est là que les théravadins vont peut-être plus loin que les shivaïtes, ou les mahayanistes ? Un point délicat ! Y a-t-il néanmoins une présence ? Et présence, est-ce une forme de conscience, ou plutôt d’awareness ? La lumière consciente d’Abhinavagupta ? La pure conscience cosmique, Dieu ou Shiva, plutôt que la conscience individuelle de la personne ? L’émerveillement ? Devant ce qui reste quand la personne a disparu ! Le silence et la tranquillité sont ce qui me semble décrire le mieux cette présence subtile et indescriptible. Paisible et lumineuse comme ce suprême émerveillement !
Voici les élucubrations qui surgissent quand j’essaie de comprendre Mooji avec mon esprit bouddhiste !
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
* Mooji (né en 1954) : d’origine jamaïcaine, Mooji fut un disciple de H.W.L. Poonja. Il enseigne l’advaïta vedanta dans la tradition de Ramana Maharshi et vit à Monte Sahaja, au Portugal, dans l’ashram qu’il a créé.
28 octobre 2013, Chiang Mai