La voie du bodhisattva
J’ai l’impression que ma motivation n’est pas d’échapper à la vie de ce monde, mais plutôt d’atteindre l’éveil pour pouvoir l’utiliser d’une façon bénéfique, non seulement pour moi-même, mais aussi pour les autres et pour le monde. L’idée d’œuvrer au bien des êtres et de revenir dans ce monde jusqu’à ce que tous les êtres soient libérés me semble le plus bel idéal. Et les souffrances que cela implique sont bien secondaires, si elles conduisent au bonheur d’autrui. Vivre dans le monde n’est pas un problème pour le bodhisattva, car il n’a plus d’ego qui puisse souffrir. Et si renaître dans la ronde des phénomènes du samsara* est certes une souffrance, disparaître dans la vacuité n’est pas très encourageant non plus.
La pure vision est celle de l’union de la vacuité et des phénomènes, de l’absolu et du relatif, dans une même réalité non duelle, où l’on perçoit l’inconditionné (la nature de bouddha) dans le conditionné, l’éternel dans l’impermanent, la béatitude dans la souffrance et la vacuité dans les formes. C’est la vue du nirvana dans le samsara, qui donne spontanément naissance à la compassion et à l’action pour le bien de tous les êtres. La voie du bodhisattva me semble un merveilleux voyage qui se prolonge jusqu’à la fin de l’existence, alors que celle du sage qui cherche l’éveil pour échapper à la vie du monde me semble une voie de garage en cul-de-sac dont on ne peut ressortir : c’est une bien triste fin, même si elle est paisible, fraîche et sans souffrance.
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
4 janvier 1991, Kandy (Sri Lanka)