Insatisfaction et distraction
J’observais avec intérêt, ces jours derniers, comment mon esprit, dans les moments de morosité et d’insatisfaction, me propose toutes sortes de distractions et d’alternatives pour retrouver le bonheur et le sourire. Les souvenirs du passé : des images apparaissent, de lieux, de circonstances, qui éveillent le désir de les retrouver. J’ai alors l’impression que l’insatisfaction vient du lieu où je suis, ou des circonstances extérieures ; pourtant, quand je me sens bien, le lieu et les circonstances ne sont jamais un problème. Quand je suis déprimé, par contre, je ressens davantage les nuisances de la ville, et des images me viennent : Tahiti, Musiège*, balades en montagne, couchers de soleil sur la plage, terrasses de bistrots, voyages, monastères paisibles, cérémonies hautes en sons et en couleurs. Ou simplement des envies de manger quelque chose de bon, d’aller au cinéma, de voir une exposition. Si je me laisse entraîner par ces pensées, je songe pendant quelque temps à déménager, à quitter Bangkok ; ou j’ai envie de sortir : mais je me décourage vite à l’idée du trafic ; finalement, je noie mon insatisfaction dans la lecture. C’est peut-être le meilleur remède : je cesse de penser à mes problèmes et me plonge dans des idées positives et stimulantes ; alors que si je sors, j’emporte mes insatisfactions avec moi. Je me souviens trop bien de journées passées à errer sans but, en espérant que les conditions extérieures allaient dissoudre mon ennui ; mais cela arrive rarement, et c’est plutôt frustrant. Il vaut finalement mieux rester sagement à la maison, lire ou méditer, en attendant que ça passe.
Mon problème est que je suis très attaché à l’action et à ses fruits. Je suis déprimé si je ne fais pas assez de choses, et si les résultats de mes actions ne me satisfont pas. Je devrais écouter les sages, qui disent bien que ce n’est pas par l’action mais par la renonciation à l’action qu’on atteint la libération. Je pense qu’il s’agit de renoncer à l’action préméditée, mais non à l’action spontanée, dont parle Marpa, le maître de Milarepa, l’action imprévisible, ininterrompue et sans effort, qui n’a pas de point de référence et n’est donc pas préméditée. Ce n’est pas facile à accepter, car je suis très attaché à l’organisation de ma vie et à toutes les tâches ou actions que je pense devoir accomplir ; à la qualité des fruits qu’elles devraient produire pour que je sois satisfait ; et à l’image de moi-même que j’essaie de soutenir par ces actions et de faire correspondre à mes attentes.
Comme j’ai une haute idée de moi-même et pas mal d’ambition, je suis souvent déçu, surtout quand je regarde les choses individuellement et au jour le jour ; comme je n’ai pas une vue d’ensemble, j’ai l’impression que bien peu de choses positives sont produites par rapport à l’immensité du temps écoulé. Il faut beaucoup de détachement pour voir les choses au-delà du temps et au-delà des critères de jugement dualistes conditionnés par nos émotions et nos préférences. Au moins, dukkha me fait percevoir les attachements qui en sont la cause : c’est déjà le premier pas pour arriver à les abandonner. C’est pourquoi il vaut mieux rester sagement à analyser ses insatisfactions plutôt qu’essayer de les fuir dans des distractions mondaines.
* Musiège : village de Haute-Savoie où je résidais à cette époque lors de mes séjours en France.
18 mars 1990, Bangkok