Contempler l’impermanence
Ayya Khema* a parlé hier soir de l’équilibre foi/sagesse ; il est vrai que je manque souvent de foi : c’est l’aspect féminin du cœur, de l’amour. Quant aux insights*, Ayya Khema dit que, dans ce sens, ce ne sont que des insights relatives aux trois caractéristiques*. Il faut choisir une des trois caractéristiques et, pour commencer, tout contempler par rapport à cette caractéristique seulement ; ensuite, les insights sur les autres viendront d’elles-mêmes. C’est une façon de ne pas se disperser, ce que j’ai tendance à faire : passer d’une chose à l’autre sans jamais bien me concentrer sur une seule. Ayya Khema m’a dit que je suis confus parce que j’ai vu trop de différents maîtres et entendu trop d’enseignements différents. Cela ne signifie pas que je n’ai plus rien à apprendre ; bien au contraire : je m’en rends compte en écoutant ses enseignements ; ils sont très détaillés et profonds et apportent beaucoup à ma compréhension des sujets traités, même si je les connais déjà en gros.
Hier soir, je me suis décidé à commencer par étudier systématiquement et tout le temps l’impermanence : j’ai fait une heure de méditation sur ce sujet, tout à fait inspirante. D’abord, j’observais le corps. Je remarquais que même si je pensais être immobile, je bougeais constamment ; quelque chose bougeait sans cesse dans mon corps, et à un rythme très rapide ; je retrouvais le rythme perçu l’autre jour par rapport aux éléments, à l’espace et à la conscience ; et je me suis rendu compte qu’on n’est qu’un processus physique de flux et de mouvement permanents.
Ensuite, j’ai contemplé l’esprit : ce fut encore plus étonnant. Je voyais les moments de conscience, ou les pensée et les impressions des sens, qui se succédaient au même rythme rapide et passaient d’un endroit ou d’une chose à l’autre d’une façon tout à fait désordonnée et arbitraire (comme la danse des électrons) ; la plupart de ces « informations » étaient parfaitement inintéressantes et sans aucune suite logique : comme une suite de mots sortis au hasard d’un sac (qui serait le subconscient ou l’inconscient). Certaines des impressions (comme les petites lumières en dents de scie que j’avais alors dans les yeux) revenaient fréquemment, intercalées dans le fatras des autres : des pensées qui apparaissaient d’une façon visuelle, des images plus ou moins figuratives (un chat, un robinet qui coule…). Tout cela n’avait aucun sens et surtout aucun lien avec une personne à laquelle je puisse m’identifier : un simple processus automatique désordonné et absurde. Ce qu’il y avait d’intéressant, c’est que ces images apparaissaient et se dissolvaient aussitôt, sans que je ne m’accroche ou m’arrête à aucune d’elles. Il s’agissait de l’attention au moment présent, ce qu’on pourrait appeler l’observation de la dissolution des namtoks (projections mentales). Je regardais cette danse avec une totale équanimité et avec détachement. Curieusement, ces images apparaissaient à des points différents dans une zone comprenant le corps et son entourage, un peu comme des électrons qui apparaissent autour d’un noyau. Mais je me rends compte que ce processus n’est pas limité à moi : il peut s’étendre partout dans l’espace. Est-ce que ce serait l’infinité de la conscience ? Cela montre que l’esprit est un processus impersonnel.
* Khema (Ayya) (1926-1997) : née à Berlin, Ayya Khema fut ordonnée nonne en 1979 au Sri Lanka. Elle enseignait le bouddhisme theravada et la pratique des jhanas, les absorptions méditatives. Elle fonda en 1978 le Wat Buddha Dhamma, un monastère de la forêt situé en Australie, où j’ai fait ma première retraite avec elle en février 1990 (voir mon livre Le parfum de l’éveil). Elle fut ensuite mon principal maître spirituel jusqu’à sa mort.
* Insight (anglais) : littér. vision intérieure. Terme utilisé dans le bouddhisme pour désigner la méditation de la sagesse (vipassana, insight meditation), par opposition à la méditation du calme (samatha). Ce mot est couramment utilisé en anglais pour nommer une vision intérieure, révélation, compréhension, intuition profonde, prise de conscience… Comme je n’ai pas trouvé de mot français qui me semblât approprié pour exprimer la véritable connotation d’insight, j’ai préféré garder le mot anglais.
* Trois caractéristiques (pali : ti-lakkhana) : les trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes (selon le bouddhisme) sont anicca (l’impermanence), dukkha (l’insatisfaction) et anatta (l’impersonnalité).
8 février 1991, Burradoo (Australie) – retraite avec Ayya Khema