Lâcher prise
J’ai saisi sur l’ordinateur un résumé des notes de retraites d’Ayya Khema* de 1995 : c’est un trésor de conseils du cœur. Mais je ne m’en rappelle pas et ne les pratique pas. Tout mon problème est là. Il y a tellement de notes, de pratiques et de bons conseils à suivre que j’en suis saturé et ne suis pas capable d’utiliser toutes ces connaissances accumulées depuis des années ; et qui continuent à s’accumuler plus vite que je ne peux les digérer. Comment résoudre ce problème, car mon esprit est toujours à l’affût de nouveaux livres, nouveaux enseignements, nouvelles idées ? Et finalement, je suis agité, anxieux, j’ai des doutes et je suis frustré de ne pas pouvoir appliquer toute cette sagesse. Je suis bien loin du vide, du relax, de la paix et de la joie que promettent pourtant toutes les voies spirituelles. L’enseignement d’Harada* Roshi était très clair cette année, sur toutes les activités à éviter ; et pourtant, je continue à lire, à écrire et à me demander ce que je pourrais bien faire de ma vie.
Je ne peux pas, semble-t-il, lâcher prise et tout abandonner. Ce n’est pas facile. Et faut-il vraiment tout abandonner ? Et qu’est-ce que cela signifie ? Devenir un moine ? Faut-il brûler toutes mes notes, mon Journal, mes dossiers ; effacer les mémoires de mon ordinateur, et laisser la mienne se dissiper peu à peu avec l’âge ? Donner tous mes livres ? Et mes autres possessions dont je ne me sers jamais ? Ce ne sont pas des décisions très faciles à prendre. Et est-ce que c’est vraiment la solution ? Comme ma mémoire n’est pas très bonne, je prends des notes, tiens le Journal et écris mes idées, insights* et inspirations, espérant sauvegarder ainsi ce que j’oublie. Mais ces documents s’accumulent au point qu’ils deviennent inutilisables. Je ne les consulte presque jamais, parce que je ne saurais pas par où commencer ; et si je les relis, je les oublie de nouveau, à moins de reprendre des notes plus essentielles. C’est ce que j’essaie de faire avec les conseils du cœur : garder une ou deux phrases clés sur une retraite ou sur un livre, mais même ainsi cela en fait beaucoup. Il faudrait n’avoir que trois ou quatre phrases clés, au maximum dix, et les répéter chaque jour, de façon à les avoir sur le bout de la langue quand j’en ai besoin, et ne plus avoir à penser.
Comme pour la pratique formelle, avoir un certain nombre d’exercices que je fais systématiquement chaque jour. La même chose pour la vie en dehors de la pratique formelle : c’est là surtout qu’il y a des problèmes et que j’ai besoin d’avoir des outils efficaces et une discipline stricte. Faire alors une sorte de dhamlab* pour contrôler les résultats. Peut-être que mon travail de ces derniers temps va dans ce sens et qu’il faut persévérer ; trouver vraiment l’essence de la pratique et des activités à poursuivre, et essayer de m’y tenir, sans trop accumuler de nouvelles idées qui viennent perturber les plans. Car j’ai toujours l’impression que je n’ai pas encore trouvé la solution idéale, l’enseignement ou la pratique qui me convienne parfaitement. Et je continue à chercher et à suivre mon seeking mind comme un petit toutou ! Alors que la nature de bouddha a toujours été là, et que toutes les techniques sont déjà dans les enseignements d’Ayya Khema.
* Khema (Ayya) (1926-1997) : née à Berlin, Ayya Khema fut ordonnée nonne en 1979 au Sri Lanka. Elle enseignait le bouddhisme theravada et la pratique des jhanas, les absorptions méditatives. Elle fonda en 1978 le Wat Buddha Dhamma, un monastère de la forêt situé en Australie, où j’ai fait ma première retraite avec elle en février 1990 (voir mon livre Le parfum de l’éveil). Elle fut ensuite mon principal maître spirituel jusqu’à sa mort.
* Harada Sekkei Roshi (1927-2020) : abbé d’Hosshin-ji, monastère zen de l’école soto situé à Obama, sur la côte nord-ouest du Japon. Harada Roshi accueillait volontiers les étrangers, moines et laïques, dans son monastère.
* Insight (anglais) : littér. vision intérieure. Terme utilisé dans le bouddhisme pour désigner la méditation de la sagesse (vipassana, insight meditation), par opposition à la méditation du calme (samatha). Ce mot est couramment utilisé en anglais pour nommer une vision intérieure, révélation, compréhension, intuition profonde, prise de conscience… Comme je n’ai pas trouvé de mot français qui me semblât approprié pour exprimer la véritable connotation d’insight, j’ai préféré garder le mot anglais.
* Dhamlab : un système de fiches journalières pour contrôler sa pratique.
14 juin 1997, Bangkok